86

UNE CHAMBRE BLANCHE.

Mais c’est à la fois une chambre et son crâne.

Une lumière blanche.

Mais c’est à la fois une lumière et la chair de ses paupières.

Des flashes. Des comètes. Des sillons de phosphore traversant sa conscience. Des explosions aveuglantes déchirant ses ténèbres. Elle hurle. À chaque cri, un autre cri s’élève. Le double du premier. Un cri dans le cri. Celui de sa peau, qui tire. Celui de ses lèvres, qui brûlent. Celui de sa gorge, qui éclate.

Le rêve recommence. Des pinces d’acier ouvrent son crâne. Des mains gantées plongent à l’intérieur et mettent à nu son cerveau. Ses paupières cillent. Inexplicablement, ce mouvement provoque une vue aérienne de l’opération. Elle voit les mains transporter son cerveau. Il lui paraît brun, violacé, enduit de sueur.

Les médecins posent l’organe dans un récipient d’acier. Elle songe à un œuf de chair noire, palpitant. Alors, elle comprend. Un danger guette. Khadidja veut crier, prévenir les chirurgiens : cette entité est une pieuvre ! Son cerveau est une créature qui va leur sauter au visage. Elle veut crier, mais elle se rend compte que c’est impossible : les griffes sont toujours là, entravant ses lèvres.

— Khadidja ?

Un visage, penché sur elle.

Un petit homme gris, qui flotte entre deux eaux.

Il est chauve : elle l’a déjà vu quelque part. Elle s’en est inspirée pour son rêve. Maintenant, elle voit son front de près : grisâtre et grêlé. Une pierre ponce. Elle murmure :

— Marc ?

La douleur, aussitôt, dévore ses lèvres. L’homme sourit. Elle a prononcé « Ork », ou « Orgh ». Un bruit rauque.

— C’est à cause des sutures. Ne parlez pas.

Elle ferme les yeux. Un souvenir revient. Les morceaux de fer dans sa chair. Le lierre d’acier enserrant ses lèvres. Reverdi et les alvéoles géantes…

Elle rouvre les paupières, risque une nouvelle tentative :

— Môrk ?

Il est en réanimation. Les urgentistes ont fait des miracles. Elle ferme les yeux. « Môrk…» Elle a soif d’obscurité. Soif de paix. Mais sa bouche brûle encore. Du barbelé autour de chaque syllabe.

Soudain, elle comprend qu’elle est défigurée. Elle s’évanouit.

 

Des jours, des nuits passent.

Les cauchemars, les délires se succèdent. Les voleurs de cerveau. « C’est une pieuvre ! » Reverdi en combinaison de plongée, un couteau entre les doigts. La fièvre fond sur elle comme une nappe brûlante, qui l’enduit et la consume. Elle brûle, elle ruisselle, elle s’épanche en vapeurs sous les draps.

Et la douleur.

La douleur la frappe à travers tout le corps, à la manière d’une créature vivante, se réveillant en des points chaque fois différents, selon les heures du jour et de la nuit. Une créature irascible, indomptable, prisonnière de sa chair, qui veut sortir par ses blessures à peine fermées.

Pour exploser dans sa gorge.

Morsure atroce, mâchoire invisible qui lui arrache les lèvres.

 

Nouvelle « crise » de conscience.

Mieux contrôlée.

Sa chambre d’hôpital est blanche, quasiment vide. Blanc usé, pour les murs, blanc argent pour les armatures du lit, blanc rayé, pour la fenêtre aux stores vénitiens.

L’homme en pierre ponce se tient devant elle. Son sourire est plus proche, moins ironique. Sa présence distille la même sensation qu’une odeur de médicaments. Du réconfort mêlé de tristesse, d’inquiétude.

— On va vous retirer les sutures dans quelques jours.

Khadidja ne peut répondre, ni même réagir. Elle est défigurée, elle le sait. Le médecin lui saisit doucement la main :

— Ne vous en faites pas, vous êtes magnifique. À terme, il n’y aura probablement même pas de cicatrices. (Il fait mine de regarder derrière lui, par-dessus son épaule.) Le médecin qui vous a opérée est le meilleur. Un des plus brillants plasticiens de la Salpêtrière. Il a réussi un petit chef-d’œuvre.

Elle l’observe encore. Chaque cillement est une question muette. L’homme poursuit :

— Moi, je me suis occupé de vous réanimer. De soigner vos blessures. Elles étaient nombreuses, mais superficielles. Vos veines cicatrisent très vite. Il y avait aussi les brûlures de la colle, mais là non plus, rien de profond. (Il lui presse légèrement la main.) Vous êtes en voie de guérison. Je ne vous raconte pas d’histoires.

Khadidja se risque à prononcer :

— Marc ?

C’est mieux. La brûlure s’atténue.

— Toujours dans le coma. Mais il va se réveiller. Nous avons son dossier médical. Cela lui est déjà arrivé deux fois. Aucune raison de penser qu’il ne va pas revenir, comme les fois précédentes.

— Ses… blessures ?

— Hémorragie. Une vraie bouillie à l’intérieur. Mais il a été soigné. Des sutures pour chaque veine. Un boulot de fourmi. Il cicatrise déjà.

Khadidja ferme les yeux. Elle ressent toujours une douleur, mais une douleur joyeuse. En un éclair, elle appelle des images réconfortantes : une maison, des enfants, l’harmonie avec Marc… Les images éclatent : ça ne marche pas. Ils ne vivront jamais ensemble, et surtout, ils n’oublieront jamais la salle aux alvéoles.

— Re… verdi ?

Le médecin esquisse une grimace incertaine.

— Mort.

— Comment ?

Il lève les épaules, en saisissant le graphique suspendu au bout du lit :

— Je n’ai pas les détails. (Il consulte la courbe de la température.) La police va venir vous voir. Ils vous expliqueront.

Khadidja ferme encore une fois les yeux. Ses pensées s’entrechoquent. Reverdi mort, Marc vivant : elle devrait se sentir heureuse, apaisée. Mais l’inquiétude tourne au fond d’elle-même. Une tourbe sombre qui ne demande qu’un courant, une sollicitation pour remonter à la surface.

— Ne réfléchissez pas trop. Reposez-vous.

Il marche vers la porte et se retourne sur le seuil :

— Et les cheveux courts vous vont très bien.

Khadidja hausse les sourcils, sans comprendre.

— Vos cheveux étaient entièrement collés au siège, dans la cuve à pression. Les urgentistes ont dû les couper sur place, alors que vous étiez sous oxygène. On a peaufiné la coupe ici même. (Il éclate d’un rire sec.) C’est ce dont nous sommes le plus fiers !

 

Un matin – elle n’a pas l’heure, mais elle possède une connaissance très sûre des nuances d’ombre et de lumière sur les murs –, un homme vient la voir.

Des cheveux blonds et lisses.

Un sourire doré, comme astiqué à la cire d’abeille.

Il se présente. Il est policier. Khadidja ne saisit pas son nom – elle a encore de brèves absences. Il s’approche. Son visage est long, doux, hâlé. Il porte un duffle-coat et dégage un parfum sucré. Encore une fois, elle songe aux abeilles, au miel. Sa gorge se serre : elle revoit le flacon rutilant et le pinceau…

— Il y avait deux systèmes de sécurité, explique le flic en détachant chaque syllabe, comme si elle était sourde. C’est un site à hauts risques, aux normes très strictes.

Il s’assoit à l’extrémité du lit, avec précaution : dos voûté, mains jointes, sourire clair.

Reverdi a neutralisé le premier système – les gardiens, les alarmes, les réseaux de verrouillage. Mais il a ignoré le système latent : la surveillance de l’atmosphère. Dès que l’air ne répond plus à la norme réglementaire, un tas de protocoles se mettent en route, automatiquement. Une brigade spéciale est intervenue.

Khadidja tente de se souvenir du sauvetage. Elle voit seulement des hommes blancs, masqués, aux gestes froissés – et Marc, embourbé dans son propre sang.

— Mes collègues pensent que Reverdi ignorait ce deuxième niveau d’alerte. Moi, je suis sûr du contraire. Mais il pensait avoir le temps de « faire ce qu’il avait à faire ». (Il a un mince sourire.) Je ne sais pas ce qu’il vous a raconté, mais cela lui a tourné la tête. Il n’a pas vu le temps passer. C’est ce qui vous a sauvés.

Elle acquiesce vaguement. Sur la table roulante, elle remarque un bouquet de petits gardénias. Incroyable : il lui a acheté des fleurs. Un bouquet fripé qui ressemble à un poing serré. Elle considère à nouveau le flic : il acquiesce à son tour, d’un sourire-déclic. Ce type a du charme, mais il ressemble à un fiancé éternellement éconduit. Khadidja imagine une vie en forme de rive grise, à regarder passer les occasions manquées.

Elle écarte les lèvres avec précaution – elle ne porte plus ses sutures :

— Vous… l’a… vez tué ?

Le flic se lève. Son parfum se diffuse aussitôt. Sa blondeur se déploie. Un petit déjeuner au miel. Il marche en silence et fourre ses mains dans ses poches. Khadidja prend son élan pour prononcer une phrase entière :

— Vous… l’avez… tué… ou… pas ?

— Oui. Aucun doute. (Il marque un temps.) Mais on n’a pas le corps.

Elle ferme les yeux et la panique déferle. Le flic reprend, comme s’il lisait la peur sur son visage :

— Attendez Dans la cuve, Reverdi a réussi à s’échapper. Les mecs étaient empêtrés dans leurs combinaisons, leurs masques respiratoires. Lui, il s’est faufilé, léger, pieds nus, en apnée. Dans les couloirs, personne n’a osé tirer : trop dangereux.

Khadidja imagine les dédales circulaires, les couloirs d’acier, les machineries. Reverdi, combinaison noire et poumons bloqués, disparaissant parmi les reflets chromés…

Sur le parvis, les tireurs l’ont touché. Il s’est pris au moins cinq balles dans le buffet. Je vous parle de tireurs d’élite. Des mecs super entraînés. On peut leur faire confiance.

— Pourquoi… pas de corps ?

— Malgré ses blessures, il a réussi à franchir les clôtures, à l’ouest. L’usine est située à Nogent-sur-Marne, vous le savez, non ? On pense qu’il a plongé dans le fleuve qui longe le site.

Il s’arrête, s’approche de la table roulante et caresse distraitement les fleurs :

— En un sens, c’est assez effrayant à imaginer : ce type en tenue de plongée, attiré par la flotte, comme un animal qui retournerait à son élément.

Sans y prendre garde, le flic arrache quelques pétales :

— Il est tombé à l’eau. Déjà mort. C’est certain. Depuis dix jours. On drague le fleuve.

Elle ferme les yeux. Il insiste encore, comme s’il devinait ses pensées :

— Il est mort, Khadidja. Aucun doute.

Il dit encore quelque chose mais Khadidja entend la voix de Reverdi, debout dans la cuve : « Là où il y a de l’eau, je suis invincible. »

 

La Ligne noire
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